Sophie

La langue hocha par Marcos Uzal

 

 

Antoine : – Sèche tes cheveux, tu vas attraper la mort.

Célimène : – Non, la vieillesse d’abord... enfin, j’espère. Quel dilemme d’espérer ça.

(Un chat un chat)

Nous sommes encore trop peu à le savoir, même si le cercle des admirateurs ne cessera de s’élargir : Sophie Fillières était l’une des plus grandes cinéastes françaises. Et totalement inclassable. Certes, elle était issue de la première promotion de la Fémis (comme Noémie Lvovsky), partageait des acteurs avec les réalisateurs de sa génération – Emmanuel Salinger, Sandrine Kiberlain, Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos… –, et fut coscénariste de, notamment, Xavier Beauvois (Nord, 1991), Noémie Lvovsky (Oublie-moi, 1994) et des frères Larrieu (Un homme, un vrai, 2003), mais il serait très difficile de la ranger dans une famille tant la fantaisie et la mélancolie de ses films faisaient qu’ils ne ressemblaient à aucun autre.

Tout était déjà en germe dans le court métrage qui la révéla et pour lequel elle reçut le Prix Jean Vigo en 1992 : Des filles et des chiens. Il est constitué d’un plan séquence de quatre minutes et demi pendant lequel la discussion de deux lycéennes (Kiberlain et Hélène Fillières, sœur de la cinéaste), le temps de remonter une rue à pied, tourne vite à l’inépuisable jeu du dilemme : « Tu préférerais que ton père fasse faillite et ne trouve plus jamais de travail ou que plus jamais de ta vie un mec te dise je t’aime ? », par exemple. D’emblée s’imposa son sens génial des dialogues, où la parole ne cesse d’ouvrir des brèches de suggestion et d’imaginaire. Son film le plus fou en ce sens est son second long, l’extraordinaire Aïe (2000), où Hélène Fillières interprète une fascinante affabulatrice, face à laquelle il est impossible de savoir ce qui relève de la vérité ou du jeu, de l’enfance ou de la folie douce. Passant aisément du romantisme à la trivialité ou du scatologique au cosmique, elle va jusqu’à s’inventer une origine extra-terrestre. Chez Fillières, la parole, c’est aussi le travail des mots : pas les mots d’esprit, plutôt toutes les formes de lapsus, de glissements de sens ou de sons agissant sur la pensée des personnages et le cheminement du récit. On le comprend à la seule lecture de ses titres, comme les tautologiques Un chat un chat (2009) et La Belle et la Belle (2018), l’oxymorique Grande petite (1994) ou le paradoxal Arrête ou je continue (2014). On y invente même quelquefois des mots : « Si quelqu’un veut nous rabibocher, c’est qu’on est débibochés ? » (Un chat un chat).

Sauf peut-être dans le plus noir Grande petite (aujourd’hui introuvable, il faudrait qu’un distributeur se décide à exhumer ce film formidable), la drôlerie domine son cinéma. Mais elle ne pensait pas la comédie en termes de genre ou de construction. L’humour est plutôt chez elle une humeur qui découle de la pudeur et du flegme avec lesquels elle évoque séparations et dépressions, sans pathos ni psychologisme. Dans Gentille (2005), elle se frotte même directement à la folie, qui semble toujours pendre au nez de ses personnages. La fantaisie peut même parfois basculer dans le fantastique, discrètement dans Gentille, avec l’apparition d’une loufoque incarnation du destin (Éric Elmosnino) ; plus franchement dans La Belle et la Belle, où une femme de 45 ans (Kiberlain) rencontre celle qu’elle était à 20 ans (Agathe Bonitzer, fille de Sophie Fillières). Un rêve suavement mélancolique, où par les torsions du temps un récit d’apprentissage se tresse à une comédie de remariage.

Sous l’apparente simplicité de leur forme, ses films touchent à l’essence même de la fiction : non seulement un moyen de s’inventer des histoires, de changer de nom (chose récurrente chez elle), mais surtout de faire irruption dans celles des autres. C’est Aïe (Marie-Pierre de son vrai nom) qui propose à Robert (André Dussollier) : « Si vous voulez, je peux tomber amoureuse de vous, je peux vous choisir ». Et tout partira de ce pari troublant. Dans Un chat un chat, c’est Anaïs (Agathe Bonitzer) qui propose à Célimène (Chiara Mastroianni), écrivaine en mal d’inspiration (et qui préfère qu’on l’appelle Nathalie), d’être le personnage de son nouveau livre. Pour Sophie Fillières, la rencontre est ainsi toujours une promesse de fiction où l’autre est comme une page blanche sur laquelle on pourrait réécrire sa vie. On devine d’ailleurs que ses films sont pleins d’éléments très personnels, mais ce qui l’intéressait était précisément le pouvoir qu’a l’imaginaire de détacher le vécu de la simple autobiographie pour le projeter dans l’aventure des possibles (antithèse de Christine Angot, qui vampirisa sans vergogne l’histoire de la séparation de Fillières avec Pascal Bonitzer pour écrire Les Désaxés).

J’ai eu la chance de connaître Sophie, essentiellement dans le cadre du Prix Jean Vigo dont nous avons été ensemble membres du jury pendant plus de dix ans, mais on pouvait aussi la croiser par hasard dans des salles de cinéma qu’elle fréquentait assidument, comme peu d’autres de ses collègues. Nous avons donc partagé beaucoup de discussions sur les films, et ses remarques et avis m’ont toujours semblé d’une très grande ouverture et intelligence. Elle ressemblait à son cinéma : aussi drôle que pudique, semblant portée par un singulier mélange de force et de douceur. Gravement malade, elle a tourné cet été son ultime film. Elle fut hospitalisée dès le lendemain du dernier jour de tournage, avant de mourir le 31 juillet à l’âge de 58 ans. À sa demande, ses enfants, Agathe et Adam, superviseront la post-production de cette œuvre posthume. Outre quelques noms d’acteurs et ce qu’elle a bien voulu nous en confier pour notre dossier de mars dernier « Cinéastes au travail », je n’en connais que le titre, qui, à cette heure précise, résonne de manière bouleversante : Ma vie, ma gueule.

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