La dernière fois que l’on a aperçu la présence attachante de Patrick Grandperret, c’était en 2016, à la faveur d’une rétrospective à la Cinémathèque française, où il s’était présenté, déjà diminué mais pince-sans-rire, heureux de répondre à toutes les questions, «même désobligeantes», et de présenter en famille et en troupe, ce qui avait tout l’air d’être pour lui la même chose, des films souvent réalisés et sortis de haute lutte, de Mona et moi, prix Jean Vigo 1990 et objet d’un culte fervent, à Meurtrières en 2006. Des films dont les nervures communes décrivent une œuvre vagabonde tant par la liberté du style que les voyages, sensiblement attachée à l’énergie, l’ivresse de la musique ou de la vitesse, une certaine urgence pas très française. Paradoxalement, il n’a réalisé pour le cinéma que sept longs métrages, mais il fut aussi assistant (de Goretta, Pialat, Trintignant), scénariste, producteur, inventeur bricolo, volontiers passeur ou parrain, et il était encore en train de corriger les dossiers d’admission d’une nouvelle promotion de la Femis quand il est mort samedi, des suites d’une maladie dégénérative qui l’affectait depuis des années, a-t-on appris auprès de sa compagne Yvonne Kerouedan. Il avait 72 ans et cinq enfants qu’il avait mis au cinéma autant qu’au monde - les trois aînés se faisant acteurs, scénariste ou musicien, entre autres, de ses derniers films.
«Mercenaire»
Patrick Grandperret est né et a passé toute sa vie à Saint-Maur (Val-de-Marne). Son père est ingénieur en optique, inventeur du verre de lunettes incassable pour Lissac. Enfant, avant de découvrir le cinéma au collège via Nuit et Brouillard de Resnais, il regarde son père faire des essais sur le verre à la carabine à plomb, pour en tester la résistance. «Pour un gamin, avoir le droit et même le devoir d’essayer de casser des trucs, c’est formidable», dira-t-il en 2006 àLibération. A 17 ans, «entrée dans la vie adulte» : il perd ses deux meilleurs amis en six mois, tous deux sur la route, ce qui ne lui retirera rien du goût de la conduite. Cinq ans plus tard, en 1968, le vent de mai le gagne sur les bancs de l’Essec. «Il y avait dans l’air quelque chose de très beau. Et je reste fâché contre ceux qui ont trahi cet esprit.» L’école de commerce et la révolution le conduisent sur les circuits de compètes de moto, où il se fait des amis qui mourront, comme des rockeurs, à 27 ou 30 ans (Patrick Pons, Michel Rougerie, Olivier Chevalier). Il concilie ses passions en devenant photographe sur les circuits, où il réalise son premier court métrage la Coupe Kawasaki (1974), consacré à une compétition à laquelle il a lui-même participé. Puis il promène son appareil sur les plateaux de tournage.
Le cinéma le gagne aussi par les rencontres. Pialat par exemple, en 1976, qu’il assiste à l’écriture et la réalisation de Passe ton bac d’abord. «On écrit la nuit avec Arlette Langmann, et Maurice dit le jour qu’il ne pourra jamais tourner cette merde. Mais il a fini par la tourner», se souviendra-t-il. La collaboration, houleuse, se prolonge sur Loulou, et il y découvre sa vocation de «mercenaire», comme il se définissait lui-même, capable d’occuper tous les rôles pour qu’un film puisse se faire, y compris chauffeur, accessoiriste, acteur (il le fut notamment pour ses amis Claire Denis et Jean-François Stévenin) et producteur (entre autres, de Deux Lions au soleil de Claude Faraldo, financé par amitié grâce à l’hypothèque de son appartement, et de Beau Travail de Claire Denis).
«Ma bande, mes frères»
Entre deux films en tant qu’assistant, il réalise son premier long, le beau Court circuits (1981), qui se déroule dans ce milieu des motards qu’il connaît bien. Un ex-motard blessé lors d’une course et devenu entraîneur de jeunes coureurs se compromet dans un hold-up pour financer le matériel d’un de ses poulains. La vérité avec laquelle Grandperret y dépeint un univers très spécifique, ses non-acteurs jouant plus ou moins leur propre rôle, l’homosexualité du personnage principal teintant ce polar d’une passion retenue, font l’originalité de ce film âpre, très remarqué à l’époque. Mais comme pour Grandperret chaque film doit être une aventure, il attendra sept ans avant d’en terminer un nouveau.
Entre-temps, il se lance dans la production : «Jean-Pierre Sentier, Jean-François Stévenin, Claude Faraldo, ma bande, mes frères. Un jeune stagiaire assistant : Luc Besson.» Il gagne sa vie en étant directeur de prod pour des publicités. A ce titre, sur un tournage de réclame, il embauche comme électricien un étudiant à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec), baby-sitter de ses enfants, nommé Arnaud Desplechin. Il le fera ensuite travailler en tant que chef opérateur d’un film qu’il produit, la Photo de Nikos Papatakis, avant d’appuyer la production de la Vie des morts (1991). Plus tard, il aidera de la même manière Damien Odoul, en programmant son court métrage la Douce, avant de produire et de cadrer son premier long Morasseix (1992) – exemples d’une générosité immense.
En 1987, il perd son grand frère, Yvon, âgé seulement de 43 ans : «Il avait trois ans de plus, il faisait mes devoirs, il me protégeait. Je me bourrais la gueule, me droguais, fonçais en moto, et je n’ai jamais rien eu. Lui, c’était un type bien, il a construit le métro de Téhéran, et s’est fait écraser par un chauffard sur le Pont-Neuf. Je me suis senti affaibli comme si on m’avait arraché un bras. Mais il m’a donné des choses qui m’ont rendu fort : j’ai récupéré son rire.»
«Dix ans de galères»
Puis ce sera Mona et moi, tourné en 1989 mais déjà l’un des plus beaux films du cinéma français des années 90, inspiré d’épisodes de la vie de son ami Simon Reggiani. Denis Lavant y incarne un jeune homme qui, en compagnie d’une bande de sympathiques bras cassés, organise la tournée d’une star du rock campée par une teigne et idole revenue des New York Dolls, Johnny Thunders en personne. Il y lance aussi Antoine Chappey, qu'il retrouvera souvent. Traversé par une histoire d’amour douloureuse, le film couve néanmoins une vitalité extraordinaire (proche de celle des films réalisés par son ami Stévenin), obtenue malgré, ou grâce à une préparation et une production bancales. Comme Court circuits, Mona et moi raconte l’histoire d’un homme prêt à tout pour faire aboutir son projet et aider les autres, jusqu’à friser l’autodestruction. Difficile de ne pas y voir un autoportrait de la dévotion sans limite (parfois jusqu’à la connerie, disait-il lui-même avec humour) de Grandperret.
Celui-ci ira par la suite tout à fait ailleurs, entamant un vagabondage africain par un film pour enfants coproduit par Luc Besson : l’Enfant lion (1993), adaptation de René Guillot tournée entre Niger, Côte d’Ivoire, Maroc et Zimbabwe, avec à la clé un défi (faire habiter les mêmes plans à un gosse et un lion) et quelques inventions (faute d’effets numériques, il fabrique toutes sortes d’outils, dont des rails de travellings avec des skates pour pouvoir déplacer la caméra sur le sable). «Sur un plateau, je suis une sorte de ouistiti agité : je cadre, je tiens la caméra, je dirige les acteurs… J’aime la technique, bricoler… J’ai ainsi inventé des casques et des lunettes de ski ou de moto, deux sports où j’ai autrefois fait de la compète.» Le film marche (1,1 million d’entrées), mais pas assez. Endetté, il enchaîne, encore d’après Guillot mais cette fois c’est une commande, avec le Maître des éléphants (1995), où il filme Jacques Dutronc.
Ce diptyque témoigne de son goût de l’Afrique, que l’on retrouvera d’une autre manière dans les Victimes (1996), un thriller en partie tourné dans le désert marocain, d’après un roman de Boileau et Narcejac, et où il retrouve Dutronc. Aux yeux de beaucoup d’admirateurs de Mona et moi, Grandperret s’égare alors dans des aventures trop commerciales. Ses deux films pour enfants évitent pourtant bien des écueils du genre : rigoureux, parfois spectaculaires, ils ne sombrent jamais dans la mièvrerie. L’échec des Victimes lui vaudra une «mise à l’index» et «dix ans de galères». «Dix ans sans tourner, dix ans de tristesse. La punition a été à la hauteur de la "faute" commise.»
«Film solaire»
Et pourtant il tourne. Mais à la télévision, pour Yves Rénier (Commissaire Moulin) et Bernard Tapie (Commissaire Valence).Pour l’amour grandissant de l’Amérique latine aussi : Couleur Havane à Cuba et Inca de Oro au Chili de son amie l’écrivaine Carmen Castillo, où il invite des mineurs chiliens, «les derniers aventuriers jouisseurs», à s’inventer acteurs. Le purgatoire loin du grand écran s’achève enfin avec Meurtrières, quand Sylvie Pialat propose à Grandperret de s’emparer d’un projet avorté de son défunt mari. Une histoire inspirée d’un fait divers violent, dont Pialat avait commencé le tournage en 1976 avant de lâcher l’affaire au bout de trois jours, mécontent des moyens à sa disposition et de son actrice.
En même temps qu’avec le cinéma, Grandperret renoue avec une certaine notion d’urgence, de fuite en avant, de musicalité nerveuse. Il compose «un film solaire pour une histoire sombre» marqué par le pacte fiévreux noué entre la caméra et ses deux actrices, Hande Kodja et Céline Sallette, dont il lance la carrière alors qu’elles ne sont pas encore sorties du Conservatoire. A Cannes, où le film plaît, il rencontre l’une de ses idoles, Monte Hellman. La critique salue son retour avec chaleur, mais le maigre succès public (environ 30 000 entrées) le renvoie à la réalisation de missions télévisuelles. En 2012, déjà malade, mais «extrêmement vaillant» selon les mots de sa compagne, il réalise un dernier long métrage, cosigné avec sa fille Emilie, Fui Banquero : une dernière échappée cubaine, qui sortira «mal» et discrètement en 2015, mais alors hâtée au nom d’une foi dans les vertus humaines de son art, porté par la croyance que «tourner un film allait le sauver».